La Cour de justice de la CEDEAO : Un espoir pour les justiciables victimes de violations de leurs droits au Togo
« Pour l’instant, l’impact de la Cour de justice de la Cedeao sur les justiciables togolais n’est pas visible car le Togo n’exécute pas encore totalement les décisions. Il n’y a que quelques dossiers sur lesquels l’Etat du Togo a partiellement réagi avec des réponses concernant l’indemnisation des victimes. Pour pouvoir travailler avec une telle juridiction, il faut connaitre son fonctionnement, son règlement intérieur et savoir à quel moment elle réagit. Nous avons acquis une certaine expérience quant à sa saisine et le déroulement des procès ainsi que l’état d’esprit des juges. La Cour de justice de la Cedeao est une très bonne expérience en matière de justice. Il faut reconnaitre que c’est une Cour qui est véritablement très professionnelle. Il y a certes des influences politiques de certains Etats mais la Cour a gardé un professionnalisme à son niveau« , a expliqué M. Kao Atcholi, président de l’association des victimes de torture au Togo (ASVITTO).
Cette intervention de M. Atcholi intervient dans un contexte où les atteintes aux droits de l’homme se multiplient au Togo. Les juridictions nationales perdent de plus en plus de crédibilité aux yeux des justiciables. Ne pouvant plus supporter une injustice de la justice, les justiciables avides de justice recourent à des mécanismes plus indépendants et autonomes. C’est ainsi que la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) se dresse comme un phare d’espoir pour les justiciables victimes de violations dans leur pays. Depuis sa création, la Cour a été un recours crucial pour les individus cherchant à obtenir justice face aux abus de pouvoir et à l’oppression.
Un parcours remarquable depuis sa création
Créée en 1991 par l’adoption du protocole relatif à la Cour de justice de la Communauté, la Cour est une institution de la Cedeao. A ses débuts, seuls les institutions pouvaient la saisir. Mais la modification des différents protocoles dont celui de 2005 a permis d’étendre la compétence de la Cour aux requêtes relatives aux droits humaines introduites par des individus. Depuis lors, la Cour a vu un nombre croissant de saisines, reflétant l’augmentation des attentes des citoyens ouest-africains en matière de protection de leurs droits. Entre 2001 et 2023, la Cour a enregistré près de 150 affaires togolaises de violations présumées des droits humains, allant des détentions arbitraires aux atteintes à la liberté d’expression.
« Nous avons eu à déposer plusieurs recours avec de multiples raisons. De façon générale, il s’agit des dossiers concernant des violations des droits de l’homme entre autres des actes de torture sur des personnes interpellées, tortures morales, physiques et psychologiques, la coupure d’Internet, la corruption », a confié le président de l’ASVITO en précisant que la saisine de la Cour se justifie par le fait que les voies de recours internes ne permettent pas d’avoir une justice équitable pour les plaignants et les justiciables.
Selon le secrétaire général de la branche togolaise de l’action chrétienne pour l’abolition de la torture (ACAT-Togo), Bruno Haden, le processus de saisine de la Cour a connu des améliorations. Auparavant, il fallait se rendre à Abuja pour déposer la requête et participer au procès. Mais après la pandémie de Covid 19, plus besoin de se rendre à Abuja. « Tout peut se faire en ligne de la saisine au verdict en passant par les plaidoiries », se réjouit M. Haden qui voit en cela un mécanisme facile à saisir et à vocation communautaire.
Ces dix dernières années, les justiciables togolais ont beaucoup saisi la cour communautaire pour que le droit soit dit. Ces saisines montrent non seulement un besoin urgent de justice, mais aussi une prise de conscience croissante des droits humains au sein des populations des États membres. Les victimes de violations font désormais appel à la Cour, convaincues que leur voix peut être entendue, même si les mécanismes judiciaires nationaux échouent à leur fournir des solutions.
Un mécanisme de réparation efficace
La Cour communautaire se distingue par sa capacité à offrir des réparations aux victimes. Dans de nombreuses affaires, elle a ordonné, dans ces décisions, des compensations financières, des réintégrations dans leurs postes, ainsi que des recommandations pour des réformes juridiques au sein des États membres.
Par exemple, dans l’affaire de coupure d’internet au Togo du 5 au 10 septembre 2017 et entre le 6 et le 8 septembre pendant des manifestations de l’opposition, la Cour de justice de la Cedeao a reconnu que les autorités ont violé le droit à la liberté d’expression en coupant Internet lors des manifestations de l’opposition en 2017. L’Etat togolais est condamné à verser la somme de deux millions à chacune des sept organisations ayant saisi la Cour ainsi qu’à la journaliste activiste Fabi Kouassi.
Dans le dossier d’atteinte à la sécurité de l’Etat impliquant le demi-frère du président de la République, Kpatcha Gnassingbé, la Cour a rendu un arrêt en 2013 reconnaissant que Kpatcha Gnassingbé et ses coaccusés n’ont « pas eu droit à un procès équitable » et qu’il convenait de « réparer cette injustice ». Dans le même arrêt, l’Etat togolais a été condamné à payer « des dommages et intérêts » aux détenus de l’ordre de 500 millions FCFA.
D’autres dossiers politiques et sociaux ont été portés devant la Cour et ont vu la condamnation de l’Etat togolais pour non-respect des procédures, restriction de l’espace civique et autres.
Pour de nombreux togolais, la Cour de justice de la Cedeao est perçue comme un mécanisme de résolution des violations des droits humains, de promotion de l’état de droit, de l’accès à la justice, de veiller à l’application des décisions nationales.
Au regard des décisions de la Cour mentionnées plus haut, cette juridiction régionale fonctionne comme un contre-pouvoir qui permet aux citoyens de rechercher réparation et justice, renforçant ainsi la protection des droits de l’homme dans la région ouest-africaine.
Des défis persistants
Malgré ces avancées encourageantes, la Cour fait face à des défis considérables. Les États membres affichent souvent une réticence à se conformer aux décisions de la Cour, ce qui remet en question l’efficacité de ce mécanisme. « Depuis le 25 juin 2020, la Cour a condamné l’Etat du Togo à verser deux millions à chacune des sept organisations et à la journaliste activiste ayant subi des préjudicies dans l’affaire de la coupure d’internet lors des manifestations de l’opposition. Mais à ce jour, les lignes n’ont pas bougé d’un trait ». Une situation que déplore Bonaventure Mawuvi, président de l’Institut des médias pour la démocratie et les droits de l’homme (IM2DH), avant d’ajouter que son organisation et les autres plaignants ont introduit une correspondance auprès du ministre de la justice pour la mise en œuvre de la décision de la Cour.
Selon M. Atcholi de l’ASVITO, l’espoir que suscite la Cour pour les justiciables est émoussé par la non-application des décisions par l’Etat du Togo. Du coup, l’impact que cela devrait avoir sur les justiciables, cet impact n’est pas visible.
Le président de la ligue des consommateurs Emmanuel Sogadji estime que les justiciables sont souvent emportés par l’euphorie de la décision de la Cour alors que celle-ci marque le début d’un autre processus devant conduire à la mise en œuvre des sanctions ou décisions de la Cour. Et pour cela, il urge que la sensibilisation et l’éducation soient renforcées pour que les justiciables jouissent totalement et pleinement de leurs droits.
En dehors de la réticence à appliquer les décisions de la Cour, les autres défis portent sur la lenteur des processus judiciaires et le manque de ressources financières qui affectent la capacité de la cour à traiter les dossiers rapidement.
« Même si des efforts sont consentis par la commission de la Cedeao pour doter la Cour d’un siège et d’un budget de fonctionnement, les besoins des populations de l’espace communautaire sont immenses et nécessitent plus de ressources humaine, technique et financière à la Cour », a souligné le président de l’ASVITO.
Un ancien juge de la Cour indique qu’il revient à la partie gagnante de faire connaitre à la Cour que la décision n’a pas été exécutée.
Plus de 75% des organisations de la société civile rencontrées dans le cadre de notre travail, estiment que c’est à la Cour de justice de la Cedeao de se faire connaitre davantage en nouant des partenariats avec des ONGs nationales pour leur faciliter la tâche dans le cadre de la sensibilisation. Pour les 25% restant, chaque citoyen est appelé à domestiquer la Cour et jouer son rôle pour qu’elle soit plus connue. Ainsi, la sensibilisation à la base permettra d’avoir un effet boule de neige.
La Cour de justice de la CEDEAO représente un espoir tangible pour les victimes de violations des droits humains au Togo en particulier et en Afrique de l’Ouest en général. En modernisant les procédures de saisine à travers une plateforme numérique où les justiciables peuvent rechercher réparation et justice, la Cour contribue à renforcer la culture des droits humains dans la région. Toutefois, pour que cet espoir se concrétise pleinement, il est impératif que les États membres respectent et appliquent les décisions de la Cour, tout en veillant à créer un environnement propice à la justice et à la protection des droits de tous.
À mesure que les citoyens prennent conscience de leurs droits et des mécanismes à leur disposition, la Cour de justice de la CEDEAO pourrait devenir un instrument encore plus puissant de changement et d’émancipation pour des millions de personnes en quête de justice. Il revient aussi aux justiciables de ne pas dormir sur leurs lauriers après une décision de la Cour. Ils doivent poursuivre le processus pour contraindre l’Etat a assumer pleinement ses engagements.
Anderson AKUE